État de siège en RDC : ce que contient l’accablant rapport de la commission défense de l’Assemblée
Les députés, chargés d’évaluer l’état de siège toujours en vigueur en Ituri et au Nord-Kivu, ont questionné plusieurs piliers du gouvernement. Manque de préparation, dépassements budgétaires… Voici le contenu exclusif de ces auditions.
En août, l’Assemblée nationale, présidée par Christophe Mboso, a procédé à une évaluation de l’état de siège en vigueur depuis mai dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu. Cette mesure exceptionnelle est censée permettre d’endiguer l’interminable cycle de violences dans cette partie de la RDC. Mais, prorogée à plusieurs reprises, elle est de plus en plus critiquée par la société civile, certains diplomates et une partie de la classe politique.
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Pour apporter certaines réponses aux interrogations qui pèsent sur son efficacité, la commission défense et sécurité, dirigée par le député Bertin Mubonzi, a procédé à l’audition des cinq ministres directement concernés par la gestion de l’état de siège : Gilbert Kabanda Rukemba (Défense nationale et Anciens combattants), Rose Mutombo Kiese (Justice), Jean-Claude Molipe Mandongo (vice-ministre de l’Intérieur), Nicolas Kazadi (Finances) et Aimé Boji Sangara Bamanyirwe (Budget).
Le compte-rendu de ces auditions a été compilé dans un rapport confidentiel rendu le 29 septembre, auquel Jeune Afrique a eu accès.
« Divorce entre l’armée et les civils »
Le ministre de la Défense a ainsi reconnu que l’état de siège a été proclamé « dans un contexte difficile sans un soubassement quelconque de chronogramme et sans un montage financier conséquent à même de couvrir les besoins opérationnels sur le terrain ». Soulignant à plusieurs reprises les difficultés budgétaires auxquelles cette mesure fait face, il a néanmoins estimé que l’évaluation, à ce stade, était certes « positive », mais « pas satisfaisante, ni suffisante ».
Le chef d’état-major Célestin Mbala a insisté sur les mêmes problèmes financiers, ajoutant que l’armée était également confrontée à un manque d’effectifs. Les députés ont ensuite tenu à être informés sur le « niveau réel des résultats atteints sur le terrain », car peu de succès peuvent être attendus « d’opérations insuffisamment planifiées ».
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Rappelant que l’on « décèle actuellement un sentiment de divorce entre l’armée et les populations civiles », les députés ont ainsi épinglé toute une série de « faits surprenants », parmi lesquels le fonctionnement « comme à l’ordinaire » de la chaîne de commandement, la problématique de la maîtrise des effectifs de l’armée sur le terrain, la dissimulation du bilan des pertes des militaires, ou encore l’infiltration des forces armées par les ADF et des « éléments criminels et hostiles ».
Gilbert Kabanda Rukemba, estimant que les « résultats sont positifs », s’est défendu point par point : selon lui, « l’armée a sa manière propre de communiquer le bilan de ses pertes en hommes et en matériel, et ce, pour ne pas saper le moral des hommes de troupe et faire de surcroît la propagande de l’ennemi ».
Le ministre de la Défense ajoute que « l’infiltration éventuelle des FARDC [Forces armées de la République démocratique du Congo] est une matière sensible et stratégique à aborder avec prudence » et que « le manque de planification de l’état de siège est à placer dans le contexte politique où [cette mesure] a été proclamée », avant d’admettre que « des ajustements opérationnels sont requis ».
Déficit d’effectifs
Interpellée par les députés sur les problèmes apparus depuis la suspension temporaire des juridictions de droit commun au profit de la justice militaire, la ministre de la Justice Rose Mutombo Kiese a brièvement reconnu « le dysfonctionnement de l’appareil judiciaire » dans les deux provinces concernées, avant d’ajouter qu’en dépit de « quelques difficultés d’ordre logistique », les institutions judiciaires « fonctionn[aie]nt normalement à ce jour ».
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Jean-Claude Molipe Mandongo, quant à lui, a affirmé qu’en effet, la population « sembl[ait] avoir une opinion mitigée » sur l’état de siège compte tenu de ses résultats, jugés « peu satisfaisants ». Le vice-ministre de l’Intérieur a signalé que les opérations de police et des services de sécurité s’étaient intensifiées, admettant toutefois un « déficit des effectifs de sécurité et l’insuffisance de matériels et équipements appropriés ». Il a ainsi suggéré de renforcer ces derniers ainsi que l’équipement et rappelé la nécessité d’une nouvelle loi de programmation des forces de sécurité.
Très attendu étant donné les critiques sur le manque de préparation budgétaire, le ministre des Finances, Nicolas Kazadi, a défendu les actions déjà engagées dans « l’allocation des fonds, le niveau de leur décaissement et leur utilisation dans le cadre de l’état de siège ».
Une demande de 589 millions de dollars
Son homologue au Budget a pour sa part dressé un bilan plus alarmant de la gestion financière de l’état de siège. Aimé Boji Sangara Bamanyirwe a ouvert son propos en soulignant « la faiblesse des moyens financiers » dont disposait le pays pour répondre notamment aux enjeux sécuritaires, et dénoncé le « non-respect des prescrits légaux en matière de finances publiques par différents services de sécurité ». Son ministère ne serait saisi que « par de simples lettres en mode urgence, sans détails, secret défense oblige ».
Le ministre a également insisté sur le fait que les enjeux sécuritaires dans l’Est demandaient beaucoup de moyens financiers et que cette situation avait « débouché sur des dépassements de crédits » avant de détailler les dépenses des ministères impliqués. Il a notamment évoqué une requête particulière de celui de la Défense.
Ce dernier a demandé un décaissement de plus de 589 millions de dollars « afin de répondre aux besoins urgents des FARDC ». Soulignant qu’il s’agissait là d’un montant « fort élevé compte tenu des faibles ressources financières » dont dispose l’État, Aimé Boji a précisé qu’un accord avait été trouvé pour une enveloppe de 33 millions de dollars.
Dans son exposé devant la commission, le ministre a enfin fait état du dépassement budgétaire de nombreuses institutions : 177 % par l’Intérieur, 131 % par l’Agence nationale de renseignements et 304 % par la police nationale.
Bilan mitigé
À l’issue de ces auditions, les députés ont, dans leurs avis et considérations, dressé un constat accablant de l’impréparation générale. « La proclamation de l’état de siège n’a pas été sous-tendue par une planification d’actions stratégiques. Elle l’a été sans un montage financier conséquent et cohérent, sans définition d’objectifs militaires et sans un chronogramme d’actions stratégiques », écrivent les membres de la commission sécurité et défense.
« Dans l’ensemble, le bilan de l’état de siège dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu est mitigé en ce sens que, depuis son instauration, les tueries, les massacres, les viols, les braquages, les incendies des véhicules… se sont intensifiés dans les zones concernées. »
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Les élus ont rappelé au gouvernement ce qu’ils estiment être les faiblesses de ce dispositif : la modicité du salaire et des primes, la situation préoccupante des droits humains et le manque de coordination des ministères concernés. Ils sollicitent donc, en urgence, une restructuration profonde et un renouvellement de la chaîne de commandement militaire et de commandement à tous les niveaux, dans l’Ituri et le Nord-Kivu, ainsi que l’envoi d’une mission à Kinshasa pour enquêter sur la traçabilité des fonds. Ils exigent enfin « un plan de sortie de crise de l’état de siège ». Vingt-cinq membres de la commission ont pris part au vote de ce rapport et aucun n’a voté contre.
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