Allemagne: quinze ans de pouvoir pour la chancelière Angela Merkel
Le 18 septembre 2005, lorsque les bureaux de vote ferment et que les estimations apparaissent sur les écrans, une douche froide s’abat sur les conservateurs emmenés par Angela Merkel. Tous les sondages réalisés quelques jours plutôt donnaient à à la CDU et à son allié bavarois CSU plus de 40% des voix. À l’arrivée, avec 35,2%, les deux partis doivent se contenter d’un score historiquement bas. Et le chancelier sortant, le social-démocrate Gerhard Schröder, largement distancé avant le scrutin, a remonté son handicap et fait presque jeu égal avec les conservateurs, 34,2%. Dans le nouveau Parlement, CDU-CSU n’ont que quatre sièges de plus que leurs adversaires. Le soir du scrutin, les Allemands qui suivent la table ronde traditionnelle avec les chefs de parti, découvrent un Gerhard Schröder sûr de lui et souriant, excluant qu’Angela Merkel puisse lui succéder à la chancellerie. L’intéressée fait une mine déconfite.
La tradition parlementaire est finalement respectée. La force disposant du plus grand groupe au Bundestag obtient un mandat pour constituer un gouvernement. À l’arrivée, seule une grande coalition associant l’Union chrétienne-démocrate et le SPD est envisageable. C’est la deuxième fois dans l’histoire de la RFA qu’une telle constellation voit le jour. Angela Merkel est élue le 22 novembre 2005 avec une large majorité par le Bundestag, même si 51 députés lui font défection.
Une première élection à la forte charge symbolique
C’est la première fois depuis la fondation du pays en 1949 qu’une femme est élue cheffe de gouvernement. L’élection de la nouvelle chancelière est aussi un symbole pour le pays réunifié quinze ans auparavant avec l’arrivée au pouvoir d’une Allemande de l’Est. Cette désignation couronne une carrière politique commencée avec la chute du mur de Berlin. Angela Merkel, active au sein d’un nouveau parti créé dans la RDA finissante, est promue porte-parole adjointe du dernier Premier ministre est-allemand, le seul à avoir été élu démocratiquement.
Après la réunification, elle devient ministre au sein du gouvernement d’Helmut Kohl, à la Jeunesse puis à l’Environnement et reste aux affaires durant huit ans. Lorsque son père en politique se retire, battu par Gerhard Schröder en 1998, Angela Merkel devient secrétaire générale de la CDU. Deux ans plus tard, elle prend la direction du parti alors que le mouvement est à terre après les révélations sur l’affaire des caisses noires mises en place par Helmut Kohl. Celle que l’ex-chancelier appelait « Das Mädchen », « la petite fille », se permet ce qu’aucun mâle n’aurait jamais osé. Dans un article retentissant, elle abat la statue du commandeur et estime qu’il faut tourner la page de l’ère Kohl.
Pour ce parti traditionnellement masculin, conservateur, ouest-allemand et majoritairement catholique, c’est une révolution. Une femme de l’Est, fille de pasteur protestant, sans enfants, qui n’a « régularisé » que deux ans plus tôt son union libre avec son compagnon, le très discret chimiste Joachim Sauer, prend la direction du parti. À l’époque, les caciques de la CDU voient d’un œil sceptique la nouvelle venue perçue comme un ovni et une solution transitoire. Angela Merkel manque d’assise au sein du mouvement. Elle préfère en 2002 laisser la main à la CSU pour la course à la chancellerie. Le Bavarois Edmund Stoiber est désigné par les conservateurs et frôle la victoire.
Un record de longévité politique en Allemagne
Lorsque Angela Merkel est élue comme chancelière trois ans plus tard, personne ne peut imaginer qu’elle égalerait le record de longévité politique d’Helmut Kohl en restant quinze ans au pouvoir durant quatre législatures, qu’elle serait désignée une douzaine de fois comme la femme la plus puissante du monde par le magazine Forbes et comme la dernière « défenseure du monde libre » après l’élection de Donald Trump il y a quatre ans. Sur la scène internationale, Vladimir Poutine est un des rares, parmi les poids lourds, à disposer d’une longévité plus importante au pouvoir qu’Angela Merkel. La chancelière a travaillé en quinze ans avec quatre présidents français différents et Joe Biden sera également le quatrième hôte de la Maison Blanche avec lequel elle collaborera dans quelques semaines.
Après quinze ans, quel bilan tirer ? Si Willy Brandt a été, au début des années 1970, associé à l’Ostpolitik, la politique de détente avec la RDA communiste et l’Union soviétique, si Helmut Kohl est entré dans l’Histoire comme un grand Européen et père de la réunification, si Gerhard Schröder a été le père d’importantes réformes sociales, difficile de trouver un grand dessein pour Angela Merkel.
Une chancelière des crises
Piètre oratrice, modératrice dans l’âme, peu adepte des sorties lyriques et championne des avancées pas à pas, cette absence de vision correspond aussi au tempérament de l’intéressée. Angela Merkel a en revanche été une chancelière des crises durant lesquelles elle a évité des soubresauts trop rudes à son pays. Les dossiers européens auront beaucoup compté. Quand elle arrive au pouvoir, les Pays-Bas et la France ont rejeté le projet de Constitution européenne. Il faut trouver une alternative. Et à partir de l’automne 2008, la crise financière puis économique frappe. Plus tard, la zone euro est sous tension ; la sortie de la Grèce n’est pas exclue. Merkel s’impose par ses talents de négociatrice et son endurance durant les marathons bruxellois. C’est aussi l’époque où l’Allemagne n’a pas bonne presse à l’étranger. On lui reproche de s’arc-bouter sur les principes de rigueur qui ont fondé son modèle après la guerre et d’être sans empathie pour les pays du Sud de l’Europe. La popularité de Merkel à l’étranger en souffre ; elle écope d’un nouveau surnom « Madame No ». L’accord trouvé avec Paris puis les autres partenaires au printemps pour une relance budgétaire européenne et une mutualisation des dettes constitue un tournant historique.
La chancelière devient incontournable sur d’autres dossiers internationaux. Lors de l’invasion de la Crimée, la crise la plus grave depuis l’intervention de l’URSS en Tchécoslovaquie en 1968, elle est en première ligne et négocie des nuits entières aux côtés de François Hollande avec Vladimir Poutine et les responsables ukrainiens. Malgré leur rapport difficile, elle reste une interlocutrice de l’hôte du Kremlin avec lequel elle peut s’entretenir en russe ; lui parle allemand. Merkel joue les VRP à de nombreuses reprises pour promouvoir les entreprises allemandes en Chine. Lorsque les responsables de Pékin sont en Europe, Berlin est pour eux plus prioritaire que Bruxelles. La valse des limousines devant la chancellerie donne le tournis.
Surnommée Mutti
Dans toutes ces crises, Angela Merkel surnommée par beaucoup « Mutti », « Maman », devient en quelque sorte la mère de la nation et donne aux Allemands l’impression d’être entre de bonnes mains en qui on peut faire confiance et qui les protégeront des affres du monde. Les campagnes électorales se personnalisent. « Vous me connaissez » affirme l’intéressée à ses concitoyens en 2013. Une énorme affiche près de la chancellerie montre juste les mains d’Angela Merkel avec sa pose préférée, une sorte de losange. Une personnalisation qui n’a rien de monarchique. Angela Merkel conserve ses allures simples, va se servir elle-même au buffet de l’hôtel durant les sommets européens et on la voit faire ses emplettes à Berlin.
Le côté mère de la nation va de pair avec le style politique de la chancelière plus dans la modération et le dialogue que dans l’action solitaire. Un style qui s’épanouit dans une grande coalition fondée sur la négociation et le consensus. Trois des quatre législatures Merkel auront été dirigées par de tels gouvernements, à l’exception de la deuxième où une alliance entre chrétiens-démocrates et libéraux gouverna le pays entre 2009 et 2013.
Des décisions fortes, prises dans l’urgence
Angela Merkel, connue pour mûrir longuement ses décisions peut aussi surprendre et trancher rapidement. C’est le cas après la catastrophe de Fukushima en 2011, lorsque l’abandon complet du nucléaire est décidé en quelques jours alors que le même gouvernement venait de prolonger la durée de vie des centrales existantes. C’est aussi le cas pour la suspension de la conscription qui transforme la Bundeswehr en une armée de métier.
Une autre décision prise dans l’urgence allait marquer l’ère Merkel, celle début septembre 2015 de ne pas fermer les frontières alors que des centaines de milliers de réfugiés affluent. « Wir schaffen das », « Nous y arriverons » : la phrase de la chancelière est entrée dans l’Histoire. Elle est acclamée par les uns pour son empathie et sa décision humaniste ; d’autres l’accusent de conduire le pays à la ruine. L’image de « Mutti » s’égratigne ; la figure maternelle censée protéger les Allemands des dangers extérieurs pâlit. Pour certains, Angela Merkel a laissé le loup entrer dans la paisible bergerie allemande protégée jusque là par la patresse Angela. Durant la dernière campagne électorale, ses meetings sont chahutés. La haine se fait jour. Parallèlement, l’AfD gagne du terrain. Le parti d’extrême droite entre en 2017 au Bundestag et progressivement dans tous les Parlements régionaux. Merkel est perçue par certains comme la responsable des succès de l’extrême droite, en recul depuis un an.
Une popularité exceptionnelle après 15 ans de pouvoir
L’Allemagne de 2020 est un pays plus divisé qu’en 2005. Les manifestationsdepuis le printemps contre les mesures de lutte contre le Covid-19 avec des excès verbaux et violents inédits reflètent aussi cette évolution.
Mais Angela Merkel « grâce » à cette même pandémie atteint des niveaux de popularité spectaculaires, 74% dans un récent sondage. Son soutien dans la population a toujours été élevé, mais un tel score, quinze ans après son arrivée au pouvoir, ne peut que faire pâlir d’envie bon nombre de ses homologues. Les périodes de crise profitent à l’exécutif et cela vaut aussi depuis la fin de l’hiver dernier. L’actuelle pandémie constitue pour la chancelière la plus grave crise de l’Allemagne d’après-guerre.
Au-delà, l’actuelle popularité d’Angela Merkel et du gouvernement a redonné des couleurs à la CDU dans les sondages. Les nombreux commentaires de l’an dernier sur l’usure du pouvoir et de possibles élections anticipées paraissent bien loin. Le parti de la chancelière devrait très vraisemblablement être à la tête du prochain gouvernement qui sera élu à l’automne 2021. Angela Merkel a quitté la direction du parti il y a deux ans et laissé derrière elle une CDU profondément modernisée. La personnalité de son ex-présidente symbolisait cette évolution. La CDU a derrière elle quelques révolutions coperniciennes : la politique familiale incarnée les premières années par l’actuelle présidente de la commission européenne Ursula von der Leyen promeut le travail des femmes et le développement des crèches ; la conscription a été supprimée ; l’immigration n’est plus un concept étranger aux conservateurs ; des homosexuels ont fait carrière au sein du parti à l’instar du ministre de la Santé Jens Spahn ; le nombre de femmes à des postes de responsabilité au sein de la CDU a augmenté
Angela Merkel a annoncé qu’elle ne se représentera pas l’an prochain. Elle quittera donc le pouvoir à l’automne 2021. D’ici là, la lutte contre la pandémie restera au cœur de son action et de son héritage dont le bilan final reste à faire. Le fait qu’on lui ait déjà à plusieurs reprises demandé si sa décision de quitter le pouvoir était irrévocable semble laisser présager d’une nostalgie avant l’heure.
Par https://www.rfi.fr/fr/europe/20201122-allemagne-quinze-ans-de-pouvoir-pour-la-chancelière-angela-merkel?ref=tw_i