RDC : les vérités de Fortunat Biselele sur « l’affaire Foka »
« Fortunat Biselele : les secrets d’une disgrâce » (1/2). Alors que l’ancien conseiller de Félix Tshisekedi doit comparaître le 6 juin pour « trahison, atteinte à la sûreté de l’État et propagation de fausses nouvelles », JA a eu accès aux PV de ses auditions. Et il y est longuement question de son interview avec le journaliste Alain Foka…
Incarcéré à la prison de Makala depuis le 20 janvier dernier, Fortunat Biselele, dit « Bifort », était jusqu’à son éviction de la présidence l’un des plus proches confidents de Félix Tshisekedi. Conseiller privé du chef de l’État depuis le début de son mandat, il était aussi – et surtout – l’homme des missions sensibles. Son arrestation a fait l’effet d’une bombe. Difficile à l’époque d’y voir clair dans les faits reprochés au très discret bras droit de Tshisekedi, connu pour ses contacts étroits avec Kigali.
Poursuivi pour « trahison, atteinte à la sûreté de l’État et propagation de fausses nouvelles », « Bifort » sera jugé à partir du 6 juin devant le tribunal de grande instance de Kinshasa/Gombe. Le 29 janvier, Richard Bondo Tshimbombo, l’un de ses avocats, a écrit à la ministre de la Justice, Rose Mutombo Kiese, afin de lui demander de faciliter le transfert de son client à l’hôpital au motif que « la rupture brutale des soins et la torture morale » qu’il subirait « depuis son extraction musclée de l’hôpital militaire du camp colonel Tshatshi aggravent […] son état de santé ».
Dans la foulée de son interpellation le 14 janvier, il a été détenu pendant sept jours dans les locaux de l’Agence nationale de renseignement (ANR). Fortunat Biselele y a été entendu à trois reprises par les enquêteurs : une première fois le jour même dans l’après-midi, puis à deux reprises le 17 janvier. Jeune Afrique s’est procuré les procès-verbaux de ses auditions, ainsi que la note de l’Office de police judiciaire (OPJ) rédigée le 18 janvier.
Propos sensibles
Parmi les préoccupations des enquêteurs de l’ANR figure l’interview que Fortunat Biselele a accordée au journaliste et producteur Alain Foka dans le cadre d’une émission consacrée à la RDC et à la crise avec le Rwanda, diffusée sur Youtube le 6 janvier.
Sorti de sa réserve habituelle, Biselele y avait évoqué l’existence d’arrangements économiques à des fins sécuritaires entre Kinshasa et Kigali – arrangements noués à l’initiative de Félix Tshisekedi au début de son mandat. Des propos extrêmement sensibles en pleine guerre avec les rebelles du M23, que Kinshasa accuse le Rwanda de soutenir.À LIREQui est vraiment Alain Foka ?
Lors de sa première audition, l’ex-conseiller est longuement revenu sur cette émission. Il explique avoir rencontré Alain Foka en septembre 2022 dans le bureau du ministre des Finances, Nicolas Kazadi. Il assure avoir refusé une première proposition d’interview, avant d’accepter quelques mois plus tard. L’entretien a eu lieu à son domicile, le 29 décembre 2022. « [Alain Foka] m’a dit que je devais intervenir pour évoquer la bonne foi du président Tshisekedi vis-à-vis du Rwanda », explique-t-il aux enquêteurs pour justifier son apparition face caméra.
Fortunat Biselele dit avoir reçu en amont l’accord du chef de l’État, un feu vert qui lui a été confirmé, assure-t-il, parPacifique Kahasha, chargé de mission de Félix Tshisekedi. Arrêté en même temps que « Bifort » mais relâché peu de temps après, Kahasha a aussi répondu aux questions des enquêteurs le 14 janvier. Dans les locaux de l’ANR, ce proche de Vital Kamerhe est revenu sur son rôle dans l’émission de Foka, qu’il présente comme un « ami » et qu’il a connu via son frère, Alain Kahasha, ex-directeur d’Airtel au Niger.
« Cadeau de Noël »
Le chargé de mission explique avoir été désigné par Tshisekedi pour gérer, avec le journaliste, « la réalisation d’un documentaire devant servir à préparer la campagne ou à [en] être l’un des supports ». Selon Kahasha, la liste des intervenants mandatés du côté des autorités congolaises avait été validée par le président, qui devait revoir le contenu avant publication. Sur cette liste figure bien, selon lui, Fortunat Biselele, même s’il conteste avoir obtenu l’accord spécifique du chef de l’État pour l’intervention filmée de celui-ci. « Bifort est hiérarchiquement mieux placé que moi pour ne pas soutenir que c’est moi qui ai obtenu l’accord du chef pour qu’il intervienne ».
Pacifique Kahasha semble toutefois faire la différence entre l’existence d’un « documentaire de campagne », qui devait faire l’objet d’une éventuelle « censure », et l’interview du 6 janvier à l’origine de l’affaire. « Ceux qui ont participé [à cette émission] ne savait pas que c’était dans ce cadre, explique-t-il. Tout ce que j’ai fait, c’était informer le chef qu’Alain Foka devait, comme cadeau de Noël […], tourner une chronique et il avait approuvé. […] La chronique a été très appréciée, même par le chef ». Kahasha se refuse ensuite à commenter les déclarations de l’ex-conseiller.
Missions rwandaises
À l’époque, l’émission a fait grand bruit : Biselele y esquisse les contours d’une proposition qu’aurait faite Félix Tshisekedi à son homologue, Paul Kagame : « Nous sommes un pays riche, nous sommes des voisins et aucune guerre ne fera déplacer nos frontières, nous sommes des voisins à vie. Moi je vous propose de mettre ensemble des projets où nous allons jouer gagnant-gagnant. J’ai des minerais chez moi qui vous intéressent. Avec votre carnet d’adresses, vous pouvez contacter des investisseurs à travers le monde et nous allons travailler ensemble pour développer la zone. »À LIRERDC : maîtres-espions, généraux, émissaires… Avec qui Félix Tshisekedi gère-t-il la crise du M23 ?
L’évocation de ce partenariat « win-win », selon les termes du conseiller, a immédiatement déclenché une vive polémique alors que la guerre avec le M23 bat son plein. Selon la note d’OPJ, “l’incriminé savait pertinemment bien que pareils propos feront passer l’Autorité suprême comme étant un complice du pouvoir rwandais”. La gestion de ce conflit a, depuis mars 2022, fracturé la présidence congolaise entre partisans d’une ligne dure et ceux plus enclins à un dialogue avec Kigali. Biselele, ancien de la rébellion du RCD-Goma, est réputé avoir conservé des liens étroits avec le Rwanda. Il y a notamment effectué de nombreux déplacements au début du mandat de Tshisekedi, lorsque ce dernier souhaitait se rapprocher de son voisin. Diffusée dans un contexte de crise diplomatique entre Kinshasa et Kigali, l’interview de Fortunat Biselele a rapidement suscité la crispation des autorités et ce, jusqu’au plus haut niveau de l’État.
Retour à l’ANR. Lors de son premier interrogatoire, le 14 janvier, les enquêteurs lui ont demandé s’il reconnaissait que cet entretien a « mis à mal le chef de l’État » et donnait « de la matière à ceux qui tirent sur lui en disant qu’il y a eu un deal avec le Rwanda ». S’il admet avoir été « maladroit » et « indélicat » dans ses propos, « Bifort » n’hésite pas à rejeter une partie de la faute sur Alain Foka, qu’il qualifie de « manipulateur » et qu’il présente comme un journaliste « recruté » par la présidence.
« Depuis quand ce journaliste est l’un des nôtres ? », lui demande l’un des agents. « C’est Nicolas Kazadi qui me l’a présenté comme tel », répond-il, assurant que, selon son interprétation, Alain Foka « ne pouvait qu’être de [leur] côté en ne sortant que ce qui est bénéfique pour le chef ». Contacté par Jeune Afrique, le ministre des Finances n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Tout en reconnaissant la « gravité » de ses propos, l’ex-conseiller dit avoir été piégé et accuse Alain Foka de l’avoir « conditionné ». « Le journaliste m’avait dit qu’il était au courant de mes nombreuses missions au Rwanda. Il voulait savoir ce que j’allais y faire. Pour ne pas lui donner les vraies raisons, j’ai menti en disant ce que j’ai dit, je le regrette », explique-t-il, concluant sa première audition en se défendant fermement d’être un membre des renseignements rwandais. « On ne vous en apportera pas la preuve », lance-t-il aux agents chargés de l’interroger, ajoutant qu’il ne s’est jamais rendu à Kigali pour des négociations portant sur les minerais congolais.À LIREPaul Kagame : « Je n’accepte pas que le Rwanda soit le bouc émissaire des dirigeants congolais »
Sollicité par Jeune Afrique, Alain Foka précise qu’il ne voit pas comment il aurait pu avoir été « recruté » par la présidence congolaise, sachant qu’il est actuellement en plein tournage d’une série de documentaires sur le sujet des mines, dont deux épisodes sont déjà parus, et qui ne sont pas particulièrement favorables aux autorités en place.
L’insistance de « Bifort » sur ses connexions rwandaises ne doit rien au hasard. Au cours des prochaines heures d’interrogatoire qui attendent l’ex-conseiller de Tshisekedi, les enquêteurs vont en effet longuement insister sur les liens qui l’unissent à certains des plus influents sécurocrates rwandais.