Valéry Giscard d’Estaing, un septennat et au revoir

Quiberon, le 1 juin 1991 Déplacement de Valéry Giscard d'Estaing.
Elu à 48 ans à la présidence de la République, l’ancien maire de Chamalières (Puy-de-Dôme) incarna la modernité, le temps d’un unique septennat. Hospitalisé depuis trois jours, il est mort ce mercredi du Covid à l’âge de 94 ans.
2 décembre 2020 à 23:05Valéry Giscard d’Estaing, le 1er juin 1991 à Quiberon (Morbihan). Photo Thierry Zoccolan pour Libération
Disparition
Le 27 mai 1974, un homme grand, mince, en tenue de ville, franchit d’un pas vif le porche de l’Elysée. Il a laissé la voiture qu’il conduisait lui-même à 200 mètres pour terminer le chemin à pied. L’homme vient d’être élu président de la République française. Il se veut moderne et en ce jour d’investiture, le proclame sans la moindre modestie : «De ce jour, date une ère nouvelle de la politique française.»
Sept ans plus tard, les Français verront à la télévision le même homme leur dire un sec «au revoir», se lever et tourner le dos, laissant à l’écran une chaise vide. Entre les deux, Valéry Giscard d’Estaing, mort ce mercredi à Authon (Loir-et-Cher) du Covid-19 selon sa famille, aura vécu l’unique septennat de sa carrière. Libéral, fossoyeur du gaullisme, européen convaincu, prédateur et ambitieux, Giscard, dit aussi «VGE», aura néanmoins marqué près de cinquante ans d’histoire politique du XXe siècle.
Il fut le ministre de l’Economie et des finances des Trente Glorieuses, ces années fastes d’après-guerre ; il fut aussi le chef de l’Etat qui assista, impuissant, à leur déclin, aux conséquences du premier choc pétrolier, au début du chômage de masse et à l’essor de l’inflation à deux chiffres. Il fut longtemps le plus jeune président de la Ve République, élu à 48 ans – avant mai 2017 et l’arrivée à l’Elysée d’Emmanuel Macron, autre jeune homme pressé qui du haut de ses 39 ans eut l’outrecuidance de lui souffler son titre. VGE fut aussi l’un des plus coriaces caciques de la droite française, n’abandonnant les responsabilités politiques que sur le tard, et à son corps défendant, sans comprendre l’ingratitude d’un pays qui n’a jamais voulu son retour sur le devant de la scène politique. Toute sa vie, Valéry Giscard d’Estaing s’est nourri d’une conviction qu’il n’a jamais cherché à dissimuler : qu’il était le meilleur et le plus intelligent – une «bête à concours», dira-t-il de lui dans ses mémoires, le Pouvoir et la Vie. Chef de l’Etat pendant sept ans, il regrettera pendant plus de trente ans que les Français ne l’aient pas mieux servi.
Une famille comme il faut
Valéry René Marie Georges Giscard d’Estaing naît à Coblence, en actuelle Allemagne, le 2 février 1926. Edmond Giscard, son père – qui, quatre ans auparavant, a obtenu par décret le droit de «relever» le nom des d’Estaing –, est alors directeur des services financiers auprès du Haut-commissariat de la République de Rhénanie. C’est une famille comme il faut – prière le soir, catéchisme le samedi, messe le dimanche, et vouvoiement tous les jours. May Bardoux, la mère, est fille d’un député, Jacques Bardoux – lequel fut accessoirement membre du Conseil national installé par Vichy. Revenue à Paris, VIIIe arrondissement, la tribu passe ses vacances en Auvergne, dans le berceau familial. Droite catholique, bourgeoisie provinciale, études aux lycées Blaise-Pascal à Clermont-Ferrand, puis Janson-de-Sailly et Louis-le-Grand à Paris, les fondamentaux du jeune Giscard sont posés dès le départ. Les débuts scolaires (double baccalauréat en philosophie et mathématiques élémentaires) et patriotes (engagé dans la première armée commandée par le général Jean de Lattre de Tassigny, il combat en France et en Allemagne, ce qui lui vaut la Croix de guerre), complètent le portrait des jeunes années que l’intéressé décrira comme «heureuses» : «J’ai eu beaucoup de chance. J’ai eu une jeunesse heureuse […] Mais je me suis aperçu par la suite qu’il y avait des secteurs du monde où je n’avais pas pénétré intellectuellement ou affectivement.»

Valéry Giscard d’Estaing, à Paris en 1945. Photo Laure Albin Guillot.Roger Viollet
Il intègre Polytechnique en 1946 – plus de cinquante ans plus tard, cette réussite lui inspirera toujours une fierté enfantine –, puis l’ENA, en 1949. Il en sort dans la botte, choisit l’inspection des finances. Nous sommes en 1952 et, dans toutes les bonnes familles, c’est le moment de se marier. Le 17 décembre 1952, il épouse Anne-Aymone Sauvage de Brantes, avec laquelle il aura quatre enfants.

Valéry Giscard d’Estaing et son épouse, à la sortie de l’émission Carte sur table, le 10 mars 1981.Photo Vincent Leloup. Divergence
Le jeune homme est pressé, et il lui faut peu de temps pour se frotter à la vie publique. D’abord directeur adjoint au cabinet du président du Conseil Edgar Faure, il est élu, à tout juste 30 ans, député du Puy-de-Dôme – comme avant lui, son arrière-grand-père Agénor Bardoux (qui fut ministre de l’Instruction publique, puis l’un des 75 «sénateurs inamovibles») et son grand-père. Le voilà bientôt nommé secrétaire d’Etat, puis ministre des Finances. Il y restera un septennat. Dans cette France-là, le prix de la tranche de jambon de Paris, du kilo de sucre et du litre d’essence est fixé par l’Etat. La monnaie nationale, le franc, est soumise à de fréquentes dévaluations. Giscard mène une politique libérale (allègement de l’impôt sur les sociétés, exonération d’impôt pour les riches épargnants), se démène contre l’inflation, impose un «plan de stabilisation» qui deviendra vite impopulaire.
«Vous n’avez pas le monopole du cœur»
En janvier 1966, de Gaulle, tout juste élu président de la République au suffrage universel, le congédie sèchement. Entre le militaire vieillissant et l’à-peine quadragénaire hautain, il y a beaucoup d’incompréhensions. Le premier incarne un Etat jacobin et souverain, le second se revendique «centriste et européen» et fonde bientôt les «Républicains indépendants» – machine de guerre contre les gaullistes. De Gaulle a fini par négocier l’indépendance de l’Algérie, quand VGE garde la nostalgie de l’Algérie française. Giscard en viendra à stigmatiser «l’exercice solitaire du pouvoir» de l’homme de Londres, théorise le «soutien critique» dans une formule passée à la postérité (le «oui, mais»), et vote non, le 27 avril 1969, au référendum qui entraîne le départ immédiat du fondateur de la Ve République.
Mais son tour n’est pas encore venu. Elu à l’Elysée, Georges Pompidou réinstalle Valéry Giscard d’Estaing dans les bureaux dorés du ministère des Finances, à l’époque sis au Louvre. Il y restera cinq ans. Le prédateur sait le président de la République malade, il guette. Le chef de l’Etat disparu, un gaulliste historique, héros de la Résistance, est sur les rangs : Jacques Chaban-Delmas, 54 ans. Face à l’héritier, Giscard fait la promotion d’un concept censé incarner changement et modernité : la «société libérale avancée». Adoptant les principes de la communication politique qui ont fait leurs débuts en France lors de la campagne présidentielle précédente, celle de 1965, il plaide pour «une France gouvernée au centre», et pose avec l’une de ses filles sur les affiches de campagne. Il obtient le soutien de Jacques Chirac, élimine Chaban au premier tour, et François Mitterrand au second, à l’issue d’un duel télévisé où il lancera au représentant de la gauche une réplique aussi assassine que percutante : «Vous n’avez pas le monopole du cœur.»
«Des risettes à la gauche»
Nous voilà donc à ce fameux 27 mai 1974, celui de l’entrée à l’Elysée. Pour son investiture, Valéry Giscard d’Estaing remonte les Champs-Elysées à pied – ses prédécesseurs les avaient toujours descendus en voiture. Le début du septennat de VGE n’est pas sans évoquer celui du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Le premier joue au foot en invitant les caméras de télévision quand le second part faire son jogging avec son Premier ministre. La presse ne théorise pas encore «l’hyperprésidence» qui, quatre décennies plus tard, sera la marque de fabrique de Sarkozy, mais ça y ressemble : dès sa première conférence de presse, Giscard assume une «interprétation présidentialiste» des institutions et Jean Bothorel relève qu’il «parle volontiers de ses ministres comme de ses “collaborateurs”».

Le président de la République Valéry Giscard d’Estaing remontant le jour de son installation officielle, à pied les Champs-Elysées, le 27 mai 1974, entouré d’Edgar Faure, Pierre Messmer, Alain Poher. Photo AFP
VGE veut démontrer très vite qu’il fait ce qu’il a dit qu’il ferait. En six semaines, le Parlement vote l’abaissement de la majorité à 18 ans (elle était jusque-là fixée à 21 ans), le remboursement de la pilule par la Sécurité sociale, le démantèlement de l’ORTF (Office de radiodiffusion télévision française). Va pour les symboles, les troupes défilent le 14 Juillet entre République et Bastille, des quartiers populaires qui rompent avec le cérémonial des Champs-Elysées, le rythme de la Marseillaise est ralenti. Les gaullistes alors rassemblés dans l’Union des démocrates de la République (UDR), n’apprécient pas d’être ramenés au rang d’encombrants ringards : «Le giscardisme est bien difficile à identifier», grinche leur journal, Lettre de la nation, qui ne se remet pas des «risettes à la gauche» du Président. Le quotidien communiste l’Humanité, lui, en est tout chamboulé : «Valéry Giscard d’Estaing a l’intelligence de s’adapter, de prendre l’air du temps.»
Giscard crée aussi un secrétariat à la Condition féminine, confié à la journaliste Françoise Giroud (réputée de gauche : c’était déjà «l’ouverture») – et bientôt introduira le divorce par consentement mutuel. Il s’invite à dîner avec son épouse dans les foyers modestes, convie des éboueurs à l’Elysée pour tenter de convaincre – vieille rhétorique des politiques – qu’il est proche du peuple, visite des bidonvilles à Marseille, va serrer la main d’un détenu à la prison Saint-Paul de Lyon au lendemain d’un été ponctué de mutineries dans les établissements pénitentiaires. Quelques mois plus tard, la ministre de la Santé, Simone Veil, bataillera devant l’Assemblée nationale pour obtenir, en partie grâce à la gauche, la dépénalisation de l’avortement. Le chef de l’Etat n’aura pas un mot pour elle, mais laissera faire et, plus tard, s’appropriera cet acte symbolique et déterminant dans l’histoire des femmes.

Valéry Giscard d’Estaing et Simone Veil, le 13 avril 1989. Photo Duclos.Simon.Rapho-Gamma.Getty
Nomination d’un jeune ambitieux
Sur le plan institutionnel, Giscard lance quelques réformes qui, elles aussi, laisseront des traces. Pour la première fois de son histoire, Paris aura un maire élu et non désigné par les autorités de l’Etat. VGE lance le chantier du TGV (le premier, entre Paris et Lyon). Les parlementaires, 60 députés ou 60 sénateurs, peuvent désormais saisir le Conseil constitutionnel. Le président de la République propose l’élection du Parlement européen au suffrage universel, et impulse, avec son complice allemand Helmut Schmidt, le Système monétaire européen (SME), l’ancêtre de l’euro. Il œuvre à la réconciliation franco-allemande, allant jusqu’à tenter de supprimer, pour le symbole, le caractère férié du 8 mai – l’initiative fera long feu.
Le bilan éthique, politique et économique est moins heureux. Favorable à la peine de mort, Valéry Giscard d’Estaing refuse la grâce de Christian Ranucci, guillotiné le 28 juillet 1976 malgré le spectre de l’erreur judiciaire. Surtout, il ne lui faudra que quelques mois pour voir dangereusement tanguer sa majorité. En mai 1974, il a nommé un jeune ambitieux qui «dévorait le travail, la vie, et les sandwichs à belles dents», écrit-il dans ses mémoires : Jacques Chirac, 41 ans. Tous ses proches le lui ont déconseillé, mais l’ancien ministre de l’Agriculture l’a aidé dans sa campagne et Giscard n’est pas du genre à douter de son charisme : «J’avais été réellement impressionné par la qualité de sa fidélité à l’égard du président Pompidou. Je me suis dit que la fidélité était un trait de caractère qui était gravé en soi, et que, dès lors que la sienne était devenue veuve, il la reporterait sur moi.» Erreur.
Valéry Giscard d’Estaing avec son premier ministre Jacques Chirac pour le premier conseil régional, le 10 septembre 1974. Photo Michel Ginfray. Rapho-Gamma. Getty
Diamants offerts par Bokassa
Il ne faut pas deux ans pour que les relations entre les deux hommes se dégradent. La situation économique s’aggrave, le chômage et les prix montent, le cours du pétrole flambe. La majorité perd les cantonales de mars 1976 et le Premier ministre s’agace des manières de celui qui le dépouille de ses prérogatives. Chirac prend ses distances, quitte Matignon, rassemble les gaullistes et se met à son compte en créant le RPR (Rassemblement pour la République). A l’Assemblée nationale, ses troupes mènent la vie dure à son successeur à Matignon, Raymond Barre, un universitaire au profil moins partisan que Giscard a présenté aux Français comme «le meilleur économiste de France». Le chef de l’Etat regrettera plus tard sa formule («D’autres économistes, dont moi-même, ont souffert de ce raccourci dans leur immodestie», écrira-t-il dans ses mémoires).
Las, VGE a mangé son pain blanc. La page des Trente Glorieuses est définitivement tournée, Raymond Barre est aux manettes d’une politique d’austérité et, malgré des déclarations d’autosatisfaction réitérées («La France voit le bout du tunnel»…), l’économie ne redémarre pas. Giscard s’enfonce dans l’impopularité. Le septennat s’achève, ponctué d’épisodes sombres – comme la mort violente dans des conditions jamais élucidées d’un ministre en exercice (Robert Boulin) et de deux anciens ministres (Jean de Broglie et Joseph Fontanet). Et d’opérations douteuses – le président de la République sera impliqué dans la stupéfiante escroquerie dite des «avions renifleurs», qui consistera à extorquer au pétrolier Elf, alors compagnie nationale, des fonds conséquents (entre 740 et 790 millions de francs, selon un rapport de la Cour des comptes) pour financer des avions censés «renifler» l’existence de champs de pétrole. Le Canard enchaîné révèle enfin que le chef de l’Etat a accepté, à plusieurs reprises, des diamants offerts par Bokassa, le despote sanguinaire de République centrafricaine. Plus tard, il n’aura pas un mot pour regretter d’avoir nommé ministre du Budget Maurice Papon – qui sera condamné le 2 avril 1998 à dix ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l’humanité pour son rôle dans la déportation de juifs sous Vichy. En fin de mandat, la loi répressive sécurité et liberté, portée par le ministre de la Justice Alain Peyrefitte, referme brutalement le septennat sur une rétraction des libertés publiques.
«La France est dans la panade»
La rupture entre les Français et le président sûr de lui qui sept ans plus tôt faisait son entrée à l’Elysée, est consommée. C’est en grande partie pour avoir échoué sur le front de l’emploi qu’il perd la présidentielle face à François Mitterrand, le 10 mai 1981. Mais son mandat a été miné par le péché mignon du Président, l’arrogance.
François Mitterrand l’emporte avec 51,76% des voix. Giscard est convaincu que Jacques Chirac (son adversaire à droite du premier tour) a été l’artisan direct de sa défaite. Dans le troisième tome de ses mémoires, il raconte comment il a, en déguisant sa voix, appelé le QG de son ancien Premier ministre entre les deux tours pour demander une consigne de vote – et qu’on lui a conseillé de donner son suffrage au candidat socialiste. Il en nourrira une haine inextinguible. Il a certes tenté de prétendre le contraire. Six mois après la défaite de 1981, lors d’une réunion de députés UDF (le mouvement qu’il a créé en 1978, alors qu’il était encore à l’Elysée), il assure avoir «jeté la rancune à la rivière». «Pas trop loin, pour tout récupérer avec une épuisette», grogne un élu. Bien vu.

Passation de pouvoir à l’Elysée entre Valéry Giscard D’Estaing et François Mittérrand,le 21 mai 1981. Photo Pool investiture Mitterrand. Rapho-Gamma. Getty
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Un quart de siècle d’histoire de la droite française sera dominé par ce combat entre «Plic et Ploc». Moins d’un an après sa défaite à la présidentielle, VGE se met en tête de reprendre sa place dans la vie politique. En février 1982, il annonce sa candidature aux… cantonales à Chamalières, dans le berceau familial. Puis se fait élire (dans le désordre) député, député européen, président du Conseil régional d’Auvergne…
Jamais il ne cessera de mordre les mollets de Jacques Chirac. Se persuade-t-il que sa propre faiblesse vient d’une incompréhension entre lui et les Français ? Il se met à vouloir parler populaire, et se prend d’affection pour le mot «panade» qu’il répétera avec jubilation plusieurs semaines consécutives : «La France est dans la panade.» Il s’efforce de faire attention aux autres, avec toute la maladresse dont il est capable – au point de demander au vainqueur d’une course cycliste, qui tient encore son vélo par le guidon : «Vous êtes venu comment ?» Il s’essaye au roman avec le Passage,texte sentimental aux relents érotiques narrant les aventures d’un notaire et d’une auto-stoppeuse – la chose lui vaudra d’entrer en 2003 à l’Académie française, au fauteuil laissé vacant par Léopold Sédar Senghor. Il fait la course en sac derrière l’électorat du Front national, réclamant dans le Figaro magazine (21 septembre 1991) le remplacement du droit du sol par le droit du sang, et fustigeant une immigration devenue «invasion». Mais il faudra qu’il assiste, rageur, à la mise en ordre du gros des bataillons de l’UDF, son propre mouvement politique, derrière Edouard Balladur, le rival de Jacques Chirac à la présidentielle de 1995, pour lâcher «Jacques Chirac a changé», et indiquer à ce qu’il lui reste de troupes la voie à suivre : le soutien à l’ennemi d’hier.

Giscard d’Estaing et Chirac se rencontrent lors d’une réunion de l’UDF, à Saint-Maximin, en 1990. Photo Eric Franceschi pour Libération

Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac et Edouard Balladur en décembre 1994. Photo Richard Damoret. Réa
Appétit et gourmandise
La trêve est de courte durée. A peine Chirac est-il élu président de la République, en mai 1995, que la guérilla recommence. Depuis déjà quelques années, VGE s’est choisi un terrain qu’il aime et lui va bien : l’Europe. Il a épaulé Mitterrand, en 1992, pour faire adopter par référendum le traité de Maastricht. Plus tard, c’est drapé dans sa posture de «sage de l’Europe» qu’il tirera à vue sur Jacques Chirac : «Sur l’Europe, le seul dirigeant qui ait eu une constance, c’est quand même moi.» Nommé en 2001 président de la Convention européenne – regroupant gouvernements, parlementaires et membres de la société civile et chargée de rédiger le projet de Constitution coulé par la France par son «non» au référendum sur le traité constitutionnel européen du 29 mai 2005 –, Giscard se lance dans la tâche avec appétit et gourmandise. Le projet élaboré sous son autorité lui ressemble, mélange de libéralisme (en matière économique), et de compromis (l’Europe ne sera pas décrétée «chrétienne», contrairement aux vœux de certains, dont les Polonais). Rédiger un projet admis par les gouvernements des 25 pays membres de l’Union européenne est à inscrire à son actif, qui lui vaudra sans doute les éloges posthumes les plus fournis. Echouer à le faire accepter par les Français est une confirmation : trop de choses ont séparé Giscard et les Français, malgré plus d’un demi-siècle de compagnonnage politique. Mais jamais Valéry Giscard d’Estaing n’a renoncé.

Valéry Giscard d’Estaing, président de la Convention européenne lors de la fête européenne de la jeunesse, aux universités d’été de l’UMP, à Moliets en août 2003. Photo Sébastien Calvet pour Libération
Au fil des ans, tous ceux qui furent, un moment ou l’autre, des proches ou d’anciens protégés – François Léotard, François Bayrou – se sont éloignés, le cercle des fidèles se réduisant progressivement aux acquêts, et surtout à la famille proche. L’un de ses fils, Louis Giscard d’Estaing, a repris consciencieusement l’héritage politique : ce bon garçon lui succède dans le fauteuil de député de la troisième circonscription du Puy-de-Dôme (2002-2012), à la mairie de Chamalières (depuis 2005), au conseil régional d’Auvergne Rhône-Alpes (depuis 2016). Il fut même candidat malheureux au Parlement européen en 2019 sur la liste UDI (Union des démocrates et indépendants).
Conseils assassins
Ces dernières années, les interventions de Valéry Giscard d’Estaing, certes moins nombreuses, étaient pour la plupart consacrées à expliquer à ses concitoyens l’Europe et ses bienfaits avec des exposés «en trois points».Eternel dispensateur de conseils assassins à l’adresse de ses successeurs, il a réservé ses dernières piques publiques à l’impertinent Emmanuel Macron : «Il faut garder son calme. La polémique interdit la réforme […] Il ne faut pas mettre les autres acteurs en situation d’agitation», lâche-t-il en octobre 2018 sur Europe 1.
Lors du confinement ce printemps, l’ancien président s’est mis à l’abri, comme toutes les personnes «vulnérables». Plus question de se rendre dans ses bureaux parisiens, au siège du Conseil constitutionnel ou dans son fauteuil d’académicien. Il a quitté son hôtel particulier pour se réfugier dans le château d’Authon (Loir-et-Cher), domaine de la famille de son épouse Anne-Aymone où il a exprimé le souhait de se faire enterrer. Il y a rédigé en avril sa toute dernière tribune sur l’Europe, sujet qui aura dominé toute sa carrière politique. Avec plusieurs personnalités associées à son «incubateur d’idées»,Re-imagine Europa, il suggère qu’à la faveur de la crise sanitaire, l’Union européenne ose le saut fédéral pour lequel il milite depuis des décennies. «Le temps n’est plus aux hésitations ou aux réticences anciennes. Que les dirigeants européens fassent preuve de courage et parlent d’une même voix pour apporter toute l’aide nécessaire aux pays les plus cruellement touchés par le coronavirus !» souligne ce texte qui conclut à la nécessité d’un Trésor public européen capable de gérer les besoins d’emprunt des Etats. Un projet qui trouvera une ébauche de concrétisation trois mois plus tard, avec le plan de relance porté par Macron et Merkel.
«Quand est-ce qu’il arrive ?»
Mais quelques semaines plus tard, c’est sur un tout autre sujet que le nom de Giscard s’invitera une dernière fois dans l’actualité. En mai, une journaliste allemande faisait savoir qu’elle portait plainte pour «harcèlement sexuel»contre le vieillard. En 2018, ce dernier lui aurait posé la main sur les fesses à trois reprises lors d’une interview. Sur RTL, VGE a fait valoir que «personne n’a gardé le souvenir» de cette scène. «C’est grotesque, et le grotesque ne blesse pas», a-t-il ajouté. Mais quelques jours plutôt, son propre avocat avait affirmé que l’ex-président était «très affecté et blessé» par cette accusation.L’actu Libé, tous les matins.
Mais on ne se refait pas : l’une de ses dernières saillies fut pour son plus irréductible adversaire. Le 30 septembre 2019, dans l’église Saint-Sulpice à Paris où sont célébrées les obsèques de Jacques Chirac, le vieil ex-président, 94 ans, qui entend mal, parle fort et se déplace désormais avec difficulté, n’en peut plus d’attendre la dépouille de son ancien rival, rapporte le Monde (17 octobre 2019) : «Quand est-ce qu’il arrive ?» demande-t-il à voix haute. Ce qui émeut un membre du premier cercle chiraquien, poursuit le journal : «C’est bien la première fois qu’il est impatient de voir Chirac.» Au fond, près d’un demi-siècle de vie politique française est résumé dans cette ultime répartie.

Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac en aoûut 1969. Photo Keystone.Getty
Quelques dates
1926. Naissance à Coblence (actuelle Allemagne)
1954. Inspecteur des finances
1956-59. Député du Puy-de-Dôme
1958-74. Conseiller général du canton de Rochefort-Montagne (Puy-de-Dôme)
1959-62. Secrétaire d’Etat aux finances
1962-66. Ministre des Finances, puis des Finances et des Affaires économiques
1966-74. Président de la Fédération nationale des républicains indépendants
1967-69. Député du Puy-de-Dôme
1969-74. Ministre de l’Economie et des Finances
1974-1981. Président de la République
1982-1985. Conseiller général du Puy-de-Dôme
1984-1989. Député du Puy-de-Dôme
1986-2004. Président du conseil régional d’Auvergne
1988-1995. Président de l’UDF, qu’il a fondée en 1978
1989-1993. Député européen
1993-2002. Député du Puy-de-Dôme.
2001. Président de la Convention européenne
2020. Décédé à Authon, dans sa propriété familiale du Loir-et-Cher.
Nicole GAUTHIER Lire la suite sur https://www.liberation.fr/france/2020/12/02/valery-giscard-d-estaing-un-septennat-et-au-revoir_1799440
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